Ă lâorĂ©e des annĂ©es 1960, alors quâun vent de libertĂ© souffle sur lâAfrique, Ryszard Kapuscinski, journaliste polonais Ă lâĂąme dâexplorateur, se trouve au Rwanda. Comme ses collĂšgues, il a une piĂštre idĂ©e de ce pays quâ« aucune route ne traverse », oĂč « personne ou presque ne se rend », et qui « semble oubliĂ© par Dieu et les hommes ». Lorsquâun jour il dit Ă son confrĂšre, Michael Field, correspondant du Daily Telegraph, quâil sâest rendu au Rwanda, le rĂ©flexe de celui-ci est de lui demander sâil a rencontrĂ© le prĂ©sident. « Non. » « Alors pourquoi y es-tu allĂ© ? », sâinterroge Michael Field.
Durant la majeure partie de son histoire rĂ©cente, lâidĂ©e que le Rwanda Ă©tait condamnĂ© Ă lâinsignifiance Ă©tait rĂ©pandue. Dâautant que pendant longtemps, prĂ©jugĂ©s et rĂ©alitĂ© se croisaient. Le pays vivait au rythme de pogroms anti-Tutsi, alimentĂ©s par une obsession du sectarisme ethnique ancrĂ©e dans le logiciel idĂ©ologique de la classe dirigeante rwandaise. Mais le divisionnisme Ă©tait une piĂštre rĂ©ponse aux dĂ©fis Ă©conomique et social auxquels Ă©tait confrontĂ© le pays dans la seconde moitiĂ© des annĂ©es 1980.
La renaissance aprĂšs lâeffondrement
Dans son livre Rwanda demain !, le chercheur Jean-Paul Kimonyo explique comment la « profondeur de la crise sociale, la gravitĂ© de la faim endĂ©mique, de la violence et du dĂ©sespoir » ont « fortement contribuĂ© Ă la participation populaire massive dans le crime ». Le Rwanda sâĂ©tait effondré : lâespĂ©rance de vie, qui Ă©tait de 50,7 ans en 1984, Ă©tait tombĂ©e Ă 33,4 ans en 1990.
Par-dessus tout, le Rwanda cĂ©lĂ©brera la formidable rĂ©silience dâun peuple qui a dĂ©cidĂ©, non pas seulement de ne pas mourir, mais, contre toute attente, de prospĂ©rer
Câest dans ce contexte dâeffondrement social et de dĂ©sespoir gĂ©nĂ©ralisĂ© que le Front patriotique rwandais (FPR) lança sa guerre de libĂ©ration. Le gĂ©nocide planifiĂ© par le rĂ©gime Habyarimana intervint en 1994. CâĂ©tait il y a vingt-cinq ans. Dimanche 7 avril, vingt-cinq ans aprĂšs ce que Kapuscinski appela Ă juste titre « lâapocalypse », le peuple rwandais commĂ©morera donc la mort de prĂšs dâun million de ses filles et fils.
Comme chaque annĂ©e, il cĂ©lĂšbrera le courage des rescapĂ©s, des orphelins du gĂ©nocide et des hĂ©ros ordinaires, issus de toutes communautĂ©s, qui rĂ©sistĂšrent, toujours au pĂ©ril de leur vie, Ă lâappel de la haine. Par-dessus tout, il cĂ©lĂ©brera la formidable rĂ©silience dâun peuple qui a dĂ©cidĂ©, non pas seulement de ne pas mourir, non pas seulement de survivre, mais, contre toute attente, de prospĂ©rer.
Liste interminable de succĂšs
Câest dans cette volontĂ© farouche de transcender son histoire et de se rĂ©approprier son destin que rĂ©side lâexception rwandaise. Dâune certaine façon, et malgrĂ© les dĂ©fis, importants, auxquels il fait toujours face, le Rwanda a dĂ©jĂ rĂ©ussi. La liste de ses succĂšs est interminable : entre 1962 et 1994, date Ă laquelle le FPR arriva aux affaires, le systĂšme universitaire rwandais avait produit Ă peine 1 926 diplĂŽmĂ©s. Seize ans aprĂšs le gĂ©nocide des Tutsi, le mĂȘme systĂšme universitaire, qui entre-temps sâĂ©tait enrichi entre autres de formations en technologie, en produisait presque 10 000 par an â le dĂ©fi porte dĂ©sormais sur la qualitĂ© de ces diplĂŽmĂ©s.
Entre 2000 et aujourdâhui, la mortalitĂ© infantile a Ă©tĂ© divisĂ©e par deux, exploit que lâUnicef qualifie « dâun des plus significatifs de lâhistoire de lâhumanité ». Dans un pays qui disposait de moins de 30 mĂ©decins et dâun seul chirurgien en 1994, date Ă laquelle lâespĂ©rance de vie Ă©tait de 29 ans, 90 % de la population bĂ©nĂ©ficie aujourdâhui dâune assurance maladie, et lâespĂ©rance de vie Ă©tait de 67 ans en 2016, selon la Banque mondiale. Le pays prĂ©tendument « oubliĂ© par Dieu et les hommes » est dĂ©sormais la troisiĂšme destination la plus populaire en Afrique sur le segment du tourisme de confĂ©rence et dâĂ©vĂšnements.
Le modĂšle politique rwandais
Autre signe du succĂšs rwandais, les critiques nâont pas Ă©pargnĂ© le pays depuis vingt-cinq ans. Certaines sont fondĂ©es (les faiblesses du systĂšme Ă©ducatif doivent ainsi ĂȘtre corrigĂ©es), mais beaucoup dâautres le sont moins. La plus persistante, qui soutient que le pays serait une « dictature » implacable, est superficielle. Le systĂšme politique rwandais est le rĂ©sultat direct de son histoire. « Avant 1994, le pays avait fait lâexpĂ©rience de deux Ă©pisodes de pluralisme politique, lâune et lâautre avaient conduit Ă des violences de masse », explique Jean-Paul Kimonyo.
Contrairement à ce que pensent ses critiques, le systÚme politique rwandais a été son plus grand succÚs, car il a permis la stabilisation du pays
Les nouvelles Ă©lites politiques du pays en ont tirĂ© deux leçons judicieuses : dâabord, la « dĂ©mocratie Ă lâoccidental » est un moyen, mais pas une fin ; or câest la fin qui compte. Ensuite, sans Ătat fort et lĂ©gitime ni unitĂ© nationale, la dĂ©mocratie libĂ©rale est un poison mortel. Contrairement Ă ce que pensent ses critiques, le systĂšme politique rwandais a Ă©tĂ© son plus grand succĂšs, car il a permis la stabilisation du pays.
« Le rĂ©el quelquefois dĂ©saltĂšre lâespĂ©rance. Câest pourquoi, contre toute attente, lâespĂ©rance survit », Ă©crit RenĂ© Char dans Les compagnons dans le jardin. Vingt-cinq ans aprĂšs, le rĂ©el est cĂŽtĂ© rwandais.
Par Yann Gwet
Yann Gwet est un essayiste camerounais. DiplÎmé de Sciences Po Paris, il vit et travaille au Rwanda.


















