Jusqu’à quel point Emmanuel Macron peut-il faire le grand écart en matière de défense des droits de l’homme ? Un jour, le président français dénonce de manière tonitruante (et justifiée) les régimes dits « illibéraux », autocratiques, comme celui de Recep Tayyip Erdogan en Turquie. Un autre, il fait ouvrir les archives secrètes sur le génocide des Tutsis perpétré par un pouvoir hutu soutenu aveuglément par l’Elysée au Rwanda et sauve ainsi l’honneur de la France. Mais, d’autres jours encore, le chef de l’Etat apporte un soutien beaucoup plus discret mais décisif à des dictatures parmi les pires de la planète.
L’actualité récente est révélatrice de cette ambiguïté désastreuse pour l’image internationale de notre pays, et sa position morale.
Le 23 avril, Emmanuel Macron était le seul dirigeant occidental à assister – au premier rang ! − aux funérailles du dictateur tchadien Idriss Déby à N’Djamena. Le président français a, de ce fait, adoubé son fils, le général Mahamat Idriss Déby Itno, qui s’est dépêché d’enfiler les bottes de son père – pour adopter demain ses méthodes détestables.
Dix jours plus tard, lundi 3 mai, on apprend, grâce aux révélations du site Disclose, que l’Egypte, où croupissent derrière les barreaux des dizaines de milliers de prisonniers politiques, a décidé d’acheter 30 avions de combat Rafale, fleuron de l’industrie militaire française, pour quelque 4 milliards d’euros. Une bonne nouvelle pour les finances de notre pays. Mais une marque de soutien quasi inconditionnel à la dictature du maréchal Sissi par l’Elysée – une décision indéfendable qui hantera tous ceux, diplomates, hommes politiques et militaires français, qui, depuis six ans, ont participé aux tractations avec ce régime haïssable.
Et puis, il y a la Birmanie. Dans son édition datée du 5 mai, « le Monde » explique comment, depuis trente ans, Total finance les généraux qui tiennent le pays d’une main de fer. Le journal décrit en détail un montage financier très complexe qui passe par les Bermudes pour abonder en centaines de millions de dollars les comptes d’une entreprise opaque aux mains des gradés. Le groupe pétrolier, ajoute « le Monde », assure que tout a été « validé avec les autorités [françaises] de l’époque [au début des années 1990] et s’est poursuivi avec les gouvernements successifs jusqu’à ce jour ». C’est-à-dire y compris depuis le putsch du 1er février contre la prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi…
Bien sûr, Emmanuel Macron doit faire avec la raison d’Etat et la défense des intérêts nationaux. Bien sûr, il doit veiller à l’approvisionnement en gaz de notre pays. Bien sûr, la France doit participer à la lutte contre le terrorisme islamiste ; et, bien sûr, elle est en droit de vendre des armes à l’étranger, ne serait-ce que pour maintenir ses chaînes de production. Mais jusqu’où notre pays peut-il, doit-il, soutenir des régimes aux pratiques si contraires à notre idéal national ? Jusqu’où ce grand écart est-il tenable ?
Voilà un débat dont les parlementaires devraient se saisir et qui devrait être l’un des sujets majeurs de la campagne présidentielle. Malheureusement, il y a fort à parier que ce ne sera pas le cas. Et que cette ambiguïté si dommageable de la diplomatie française demeurera.
Par Vincent Jauvert | NouvelObs
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Birmanie : comment Total finance les généraux à travers des comptes offshore
Depuis le coup d’Etat militaire en Birmanie, le 1er février, la pression monte sur le groupe Total. Et pour cause : le pétrolier français exploite depuis 1998 un gisement de gaz au large des côtes birmanes. Les militants prodémocratie demandent aux groupes étrangers, en particulier Total et l’américain Chevron, de suspendre leurs activités pour cesser d’apporter un soutien financier à la junte – ce dont se défend le PDG de Total, Patrick Pouyanné, qui affirme simplement s’acquitter de ses obligations auprès de l’Etat birman.
Des documents internes, auxquels Le Monde a eu accès, racontent une autre version de l’histoire. Ils mettent en lumière le montage financier autour du gazoduc sous-marin de 346 km qui relie le gisement de Yadana à la Thaïlande. Ce tuyau ne se contente pas de transporter du gaz : il est le cœur d’un système où des centaines de millions de dollars provenant des ventes du gaz sont détournées des caisses de l’Etat birman vers la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE), une entreprise publique à la gestion opaque, contrôlée par les militaires.
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Parmi les 120 000 documents ayant fuité de l’administration birmane peu après le coup d’Etat militaire du 1er février, se trouvent les comptes et les audits de la Moattama Gas Transportation Company (MGTC), propriétaire du pipeline acheminant le gaz de Yadana vers la Thaïlande, et dont Total est l’opérateur et le premier actionnaire. Première bizarrerie : selon les rapports des commissaires aux comptes, cette entreprise déclare un niveau de profits à faire pâlir d’envie n’importe quelle multinationale (98 % de bénéfice net avant impôt), alors que le propriétaire du gazoduc a déclaré, en 2019, un chiffre d’affaires de près de 523 millions de dollars (433 millions d’euros), pour seulement 11 millions de dollars de charges.
Un chiffre surréaliste, voire anormal. Plusieurs experts du secteur, consultés par Le Monde, rapportent que cette pratique est le signe d’un montage fiscal particulier. « Lorsque la totalité du profit est sur le transport, c’est qu’il s’agit d’une optimisation fiscale particulièrement agressive », explique un bon connaisseur de ce type d’opérations. « Ce n’est pas forcément de la corruption. Simplement, les impôts payés sur le transport sont en général bien inférieurs à ceux payés sur la production », détaille Johnny West, du cabinet Open Oil, qui conseille des gouvernements sur leurs liens avec les compagnies pétrolières.
Interrogé par Le Monde, Total se défend en assurant qu’il s’agit d’un « schéma classique » et qu’« il n’y a pas de profits extraordinaires ». Le groupe assure également que « la rentabilité du projet Yadana se situe dans la moyenne de rentabilités de l’industrie » sans, toutefois, se prononcer sur les profits élevés du seul gazoduc.
Mêmes propriétaires
Un autre élément interroge : les propriétaires du tuyau et de l’exploitation du gisement de gaz sont les mêmes, répartis de manière identique au capital des deux sociétés. On y trouve le français Total (31 %), le thaïlandais PTT Exploration and Production Public Company Limited (PTTEP, 26 %), l’américain Chevron (28 %) et l’entreprise publique Birmane MOGE (15 %). Pourquoi une entreprise facturerait-elle ses services à un prix jugé exorbitant par certains à son double, détenu par les mêmes actionnaires ? Ce qui revient, autrement dit, à déshabiller Pierre pour habiller Paul.
Par une étrange coïncidence, les bénéfices confortables du gazoduc sont ensuite versés sous la forme de dividendes non imposables
« Les coûts de transport sont déduits des revenus du gisement de gaz, ce qui permet de réduire automatiquement les montants des royalties et la part des profits touchés par l’Etat birman », croit savoir Ben Hardman, chercheur à l’ONG EarthRights International. Autrement dit : Total et ses partenaires paient très peu de royalties à l’Etat birman pour l’exploitation du gaz proprement dite, en raison des coûts élevés de transport.
Par une étrange coïncidence, les bénéfices confortables du gazoduc sont ensuite versés sous la forme de dividendes non imposables. Le 20 décembre 1994, lors de la mise en place du projet gazier, les actionnaires du tuyau ont en effet pris le soin d’enregistrer leur holding aux Bermudes, un paradis fiscal où ni les cessions de parts, ni les revenus ni les dividendes ne sont taxés. Quelques semaines plus tard, le 30 janvier 1995, ils ont aussi obtenu la garantie qu’ils ne soient « pas taxés au Myanmar pour quelque dividende que ce soit ». « Les paiements de dividendes effectués par MGTC ne seront soumis à aucune retenue à la source », prévoit cet accord.
Interrogée sur le sujet, la compagnie française se montre pour le moins elliptique : « Nous ne connaissons pas les raisons précises qui ont conduit le choix de domicilier MGTC aux Bermudes il y a trente ans. » Mais elle reconnaît qu’un tel montage ne serait plus possible aujourd’hui, « compte tenu de la politique de Total depuis 2012, qui ne domicilie plus aucune filiale nouvelle dans les paradis fiscaux ».
« Boîte noire » de la junte
Ce dispositif complexe permet de maximiser les profits versés aux actionnaires de MGTC… et de minimiser les taxes versées à l’Etat birman, grand perdant de ce système. Les derniers résultats annuels publiés par Total en 2020 montrent que les sommes versées par le géant pétrolier français au ministère des finances birman sont trois à quatre fois inférieures à celles distribuées à son coactionnaire MOGE. Résultat : les bénéfices colossaux des opérations gazières ne transitent plus par les caisses de l’Etat birman, mais sont massivement récupérés par une entreprise totalement sous contrôle des militaires.
Il faut comprendre que MOGE n’est pas une entreprise publique comme une autre. Elle est un véritable Etat dans l’Etat, qui échappe à tout contrôle et toute transparence. « A l’exception de la période 2016-2020, MOGE n’a été dirigée que par des cadres de l’armée ou des officiers à la retraite qui l’avaient sous son contrôle », explique Htwe Htwe Thein, professeure d’économie internationale et spécialiste de la Birmanie à l’université Curtin de Perth, en Australie.
Lire aussi : Htwe Htwe Thein : « La position de Total en Birmanie revient à nier la volonté démocratique du peuple »
L’entreprise a longtemps été considérée par l’opposition comme étant la « boîte noire » de la junte. Peu après l’arrivée des civils au pouvoir en 2016, la dirigeante de l’opposition, Aung San Suu Kyi en prend la direction, en espérant pouvoir desserrer l’étau des militaires. Mais elle abandonne ce poste en 2018. « En voulant réformer l’institution, elle s’est sans doute heurtée à la résistance des militaires », estime Htwe Htwe Thein. Comme l’a également révélé début mars l’organisation Publish What You Pay, en Australie, MOGE fournit du gaz à prix réduit à des entreprises détenues par l’armée ou par des hommes d’affaires qui lui sont proches, à l’instar du propriétaire de Max, le partenaire de la chaîne hôtelière Accor en Birmanie.
Comptes à l’étranger
A la différence des royalties ou taxes versées au gouvernement, qui peuvent être tracés et comptabilisés même sous le contrôle des militaires, une partie des revenus perçus par MOGE sont difficilement traçables. Pendant des années, des milliards de dollars sont ainsi apparus sous la mystérieuse ligne comptable intitulée « other accounts » – au moins jusqu’à ce que le gouvernement, dirigé par la Ligue nationale pour la démocratie (NLD) d’Aung San Suu Kyi, ne décide de les interdire en 2019, sans que personne ne sache précisément à quoi ces sommes correspondent.
En 2013, MOGE a ainsi déposé 1,4 milliard de dollars sur ces « autres comptes », des dépenses alors largement supérieures aux budgets annuels de la santé (750 millions de dollars) ou encore de l’éducation (1,1 milliard de dollars), selon les calculs du think tank américain Natural Resource Governance Institute. En 2018, date de leur dernière apparition, ces dépenses mystérieuses s’élevaient à 4,5 milliards de dollars, sans que l’on sache à qui elles étaient destinées.
Des sommes d’argent d’autant plus difficiles à tracer qu’elles sont placées sur des comptes à l’étranger. « Lorsque le régime était sous le coup de sanctions, c’est-à-dire avant 2012, MOGE avait demandé à ouvrir des comptes offshore afin de pouvoir acheter des biens et des équipements. Des sociétés-écrans ont été créées avec des comptes ouverts en Chine, à Singapour et ailleurs », peut-on lire dans le rapport 2018 du Natural Resource Governance Institute.
Profit « sur le dos du peuple »
Ce montage, favorable in fine aux militaires aussi bien qu’à Total, a-t-il été mis en place en bonne intelligence entre les deux partenaires ? Ou a-t-il été imposé à la compagnie française pour pouvoir opérer dans le pays ? Selon une source haut placée dans le secteur des hydrocarbures en Birmanie, c’est Total qui a mis en place l’intégralité de ce montage au début des années 1990. Le groupe se contente, lui, d’assurer que tout a été « validé avec les autorités de l’époque et s’est poursuivi avec les gouvernements successifs jusqu’à ce jour ».
« Des centaines de millions de dollars de revenus du gaz, qui devraient revenir au peuple birman, alimentent des comptes offshore contrôlés par une junte illégale qui mène une campagne de terreur contre les Birmans », dénonce Yadanar Maung, porte-parole de l’ONG Justice for Myanmar. L’organisation, qui a écrit au groupe français, appelle Total à suspendre ses paiements à la junte militaire et à placer ces profits sur un compte protégé jusqu’au retour de la démocratie.
« Il est déplorable que Total et les généraux birmans aient tiré profit des ressources naturelles du pays sur le dos du peuple », dénonce Mme Maung dans une déclaration transmise au Monde. Après avoir été très profitable pour les généraux et le groupe français, le champ gazier de Yadana est désormais sur le déclin. Selon Total, il devrait cesser son activité en 2025.
1992
Total débute ses opérations d’exploration au large de la Birmanie en développant le champ gazier de Yadana. Le gaz est majoritairement exporté vers la Thaïlande, mais couvre aussi 50 % des besoins de Rangoun, la plus grande ville du pays, en électricité.
2011
Après des années de junte militaire, un gouvernement civil est mis en place. La Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti de la Prix Nobel de la Paix, Aung San Suu Kyi, domine les élections.
2014
De nouvelles explorations gazières ont lieu et Total projette d’étendre ses opérations.
2021
Le 1er février, un coup d’Etat militaire met brutalement fin à l’expérience d’ouverture démocratique birmane. Les dirigeants de la LND sont arrêtés et la répression fait des centaines de morts. Total maintient ses activités en Birmanie, mais suspend l’exploration de nouveaux champs.