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Coup d’Etat en Birmanie : l’armée s’empare du pouvoir et arrête Aung San Suu Kyi
Par Bruno Philip
FactuelLes militaires ont commis leur quatrième coup d’Etat en soixante-trois ans. L’état d’urgence a été déclaré pour un an et le vice-président, Myint Swe, a été nommé président par intérim.
Un peu plus de dix ans après une libération qui avait mis un terme à sa quinzaine d’années d’assignation à résidence au temps de la dictature militaire, l’ex-dissidente et désormais dirigeante de Birmanie, Aung San Suu Kyi, a été arrêtée par l’armée dans les premières heures de la matinée du lundi 1er février. Après des jours de rumeurs, ponctuées de déclarations équivoques de généraux menaçant de reprendre le pouvoir sous le prétexte de « fraudes » électorales ayant entaché le scrutin législatif de novembre 2020, la Tatmadaw (forces armées) vient donc de signer son quatrième coup d’Etat en soixante-trois ans.
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Myo Nyunt, porte-parole de la Ligue nationale pour la démocratie (NLD) – le parti de Mme Suu Kyi qui a écrasé tous ses rivaux lors des élections –, a révélé que le président de la République, Win Myint, proche allié de Mme Suu Kyi, ainsi qu’un certain nombre de hauts cadres du parti sont également détenus dans la capitale, Naypyidaw. Le même porte-parole a précisé à un journaliste de The Irrawaddy qu’il s’agissait bien, selon lui, d’« une tentative de coup d’Etat,[même si les militaires] peuvent toujours prétendre que ce n’est pas le cas en forçant le président à demander la réunion d’un conseil national de sécurité qui donnerait officiellement le pouvoir à l’armée ».
Les forces de police dans le centre-ville de Yangon le 1er février 2021. STR / AFP
Etat d’urgence déclaré pour un an
Un nouveau développement, en milieu de matinée, est venu étayer cette hypothèse : la télévision de l’armée, Myawaddy TV, a annoncé que l’état d’urgence avait été déclaré pour un an et que le vice-président, Myint Swe, un ex-officier supérieur qui fut naguère responsable des services de renseignement militaires, avait été nommé président par intérim. Selon certaines sources, il pourrait transférer ses pouvoirs au chef de l’armée, le général Min Aung Hlaing.
L’armée a déclaré dans un communiqué lundi en fin de matinée qu’elle imposait l’état d’urgence en raison du refus de la part du gouvernement et de la commission électorale de prendre en compte ses protestations à propos des « fraudes » ayant concerné une dizaine de millions de voix lors des élections. La demande de l’armée d’un report de l’ouverture de la session du Parlement, qui devait se tenir aujourd’hui, n’avait pas non plus été écoutée, ajoute le communiqué.
Un résident étranger joint au téléphone depuis Rangoun a qualifié l’ambiance de « presque normale » dans cette ville qui est la capitale économique du « Myanmar » – nom moderne de la Birmanie. Toujours selon ce témoin, la présence militaire n’était pas, lundi matin, « très visible », même si des camions de l’armée ont été aperçus en position, notamment aux alentours de la mairie de Rangoon, des ambassades américaine et australienne. Les communications téléphoniques fixes sont suspendues. L’aéroport international est fermé.
Des gens font la queue devant une épicerie, à Yangon, en Birmane, le 1er février. STRINGER / REUTERS
En dépit des rumeurs de la semaine dernière, un certain nombre d’observateurs restaient cependant dubitatifs quant à une prise de pouvoir par l’armée dans un pays où cette dernière, qui imposa sa poigne de fer entre 1962 et 2011, reste largement l’objet d’une méfiance persistante – pour ne pas dire de haine tenace. En 1988, lors de plusieurs épisodes de soulèvement populaire, les militaires avaient tiré dans la foule de manifestants, faisant près de 3 000 morts.
Le chef de l’armée, Min Aung Hlaing, contestait le résultat du scrutin de novembre 2020. Il n’a pas digéré la déroute électorale de la « créature » des généraux, le Parti de la solidarité et du développement de l’Union (PSDU) : le 8 novembre, ce dernier n’avait remporté que trente-trois des 476 sièges du Parlement, tandis que la NLD parvenait à gagner 82 % des sièges. Un camouflet pour la Tatmadaw.
Le général Min Aung Hlaing, commandant en chef des forces armées, à Yangon (Birmanie), en juillet 2018. YE AUNG THU / AFP
Mercredi, lors d’un discours devant l’académie militaire, le « senior general » – c’est son titre – avait insinué que la Constitution, promulguée en 2008 sous régime militaire, pouvait être « révoquée » si les « lois n’étaient pas respectées ». Sous entendu, un coup d’Etat était de l’ordre du possible. La tension avait cependant baissé d’un cran en fin de semaine : un communiqué de l’armée avait nié toute velléité putschiste chez les généraux, allant jusqu’à assurer que ces derniers respecteraient les lois et la Constitution.
Extraordinaire destin
Personne n’était encore en mesure, lundi en fin de matinée, de donner des détails sur le sort réservé à Aung San Suu Kyi. A-t-elle été placée en résidence surveillée ou emprisonnée quelque part dans Naypyidaw ? Extraordinaire destin, en tout cas, que celui de l’ex- « dame de Rangoun », égérie d’une nation par ailleurs « orwellienne » – l’auteur de 1984 fut policier en Birmanie dans les années 1920 –, où les valeurs semblent parfois s’inverser : la démocratie, c’est la dictature, le « général big brother » est le garant du bonheur des masses, le temps boucle le cycle d’un éternel retour…
« Daw [madame] Suu », comme les Birmans appellent souvent celle qui jouissait, depuis les élections de 2015, du statut de « conseillère d’Etat » – premier ministre –, aura également connu des fortunes diverses en tant qu’ancienne « icône de la démocratie » mondiale. Durant des années, elle incarna l’« Antigone de l’Asie », rebelle de toujours contre la dictature militaire, martyre de la cause des libertés. Alors qu’elle était encore en résidence surveillée, en 1991, elle fut récompensée par le prix Nobel de la paix.
Entre 1989 et 2010, respectivement date de sa première assignation à domicile et de son ultime libération, elle aura été mise à l’écart à trois reprises : une première fois durant six ans ; une seconde fois pendant dix-neuf mois, entre septembre 2000 et mai 2002 ; une troisième fois durant plus de sept ans, et cela après avoir échappé à une tentative d’assassinat lors d’un déplacement en province, le 30 mai 2003.
Retour en arrière politique
Après être devenue, contre toute attente, dirigeante de la Birmanie – elle ne peut prétendre au poste de présidente car elle a été mariée à un étranger, mais elle était jusqu’à ce lundi la vraie patronne politique du pays –, sa réputation mondiale ne va cependant pas tarder à voler en éclats. Après des massacres d’une brutalité inouïe perpétrés par les militaires en 2016 puis en 2017 contre la minorité musulmane des Rohingya, la statue d’« ASSK » s’écroule : l’« icône » ne condamne pas les tueries, les viols, les incendies de villages, les déplacements forcés de population ; elle ira même jusqu’à défendre la Birmanie devant la Cour internationale de justice lors d’un déplacement à La Haye, en décembre 2019, alors que les généraux birmans sont accusés de « génocide » par les Nations unies.
Quelque temps plus tôt, elle avait affirmé, lors d’un discours à Singapour, que ses rapports avec l’armée « n’étaient pas si mauvais » et que les généraux disposant de postes ministériels-clés dans son gouvernement (défense, intérieur, frontières) étaient « plutôt gentils ». Son attitude lors de la crise des Rohingya provoqua un tollé mondial, la plupart de ceux qui l’avaient adulée la dépouillant de tous les titres et médailles qu’on lui avait précédemment attribués.
Des soldats birmans sont postés à l’intérieur de l’hôtel de ville de Yangon, en Birmanie, le 1er février. STRINGER / REUTERS
En réalité, et contrairement à ce qu’elle disait pour la galerie, ses relations avec l’armée n’ont cessé de se dégrader ces dernières années.
Qu’en sera-t-il demain du destin de l’« Antigone de Rangoun » ? Les militaires vont-ils prendre le risque de faire d’elle une martyre dans un pays où, au contraire de l’Occident déçu, la population voue un véritable culte à « Mother Suu Kyi » ? Telles sont les questions sans réponse qui se posent désormais en ce moment dramatique de retour en arrière politique dans l’imprévisible Birmanie.
Bruno PhilipBangkok, correspondant en Asie du Sud-Est