Le sommet Afrique-France, s’est ouvert ce vendredi 8 octobre à Montpellier, dans le sud de la France. Entrepreneurs, représentants des sociétés civiles, acteurs de la culture, du sport… 2 500 à 3 000 personnes – dont 700 en provenance du continent – participent à l’événement. Petite révolution : aucun chef d’État africain n’a été convié pour l’occasion. Ce rendez-vous est « exclusivement consacré à la jeunesse et à la société civile », selon les mots de l’Élysée. Emmanuel Macron a échangé avec une douzaine de jeunes issus de différents pays du continent. Véritable cheville ouvrière de ce sommet, Achille Mbembe, rendra compte, lui, du travail qu’il a mené depuis le mois de janvier 2021. Le philosophe et historien camerounais a lancé de mars à juillet plus d’une soixantaine de rencontres avec des jeunes et des représentants des sociétés civiles dans 12 pays du continent. Le fruit de ces « dialogues » a donné lieu à un rapport que l’intellectuel a remis mardi au président français. Rapport dans lequel il formule des propositions pour « refonder » la relation entre la France et le continent. Achille Mbembe est l’invité de Pierre Firtion.
RFI : Qu’est-il ressorti de ces dialogues que vous avez menés sur le continent avec ces jeunes et ces représentants des sociétés civiles ?
Achille Mbembe : Il y a plusieurs choses. Il faut dire d’abord que c’était un exercice délicat, cela n’avait jamais été fait. J’ai le sentiment, au sortir de ces sept mois, d’avoir été honnête et surtout d’être resté lucide. Une fois cela dit, évidemment, il faut garder à l’esprit la complexité des enjeux. Mais cela dit, il existe d’immenses possibilités réelles de transformation pourvu que, de part et d’autre, on sache s’y prendre.
Ces dialogues ont donné lieu à un rapport que vous avez remis mardi 5 octobre au président Macron. Vous formulez à la fin de ce document 13 propositions pour refonder la relation entre la France et le continent africain…
Il n’en fallait pas plus, en tout cas de mon point de vue, parce qu’au fond, il y a beaucoup de choses qui se font d’ores et déjà. Et il y a eu en particulier depuis 2017 une foule d’initiatives qui ont été mises en route. Donc évidemment, l’impact ne se fera ressentir que petit à petit, parce que ce n’est pas en quatre ans qu’on change tout. Il n’y avait pas besoin de répéter ce qui se fait déjà. Il y avait besoin d’imaginer de nouveaux outils, une nouvelle génération d’outils, de mettre l’accent sur comment répondre aux trois grandes aspirations qui sont remontées des dialogues : la grande demande de mobilité et de droit à la circulation, à commencer par la mobilité et le droit à la circulation en Afrique même ; la grand demande de démocratie face effectivement à des régimes qui, pour l’essentiel, sont en train de détruire les moyens d’existence des gens ; et la grande demande également de dignité que l’on voit bien surgir à l’occasion de nombreux débats autour de la colonisation, du rapport asymétrique à la France.
Vous dîtes que beaucoup de choses ont été faites depuis quatre ans. Mais, on a le sentiment que les critiques envers la France ont pris de l’ampleur ces derniers temps ?
Il y a eu des inflexions, ça c’est manifeste. Évidemment, il y a des controverses autour des interventions militaires, du soutien présumé à des tyrans au mépris de l’ordre constitutionnel. Le cas tchadien a suscité une grande colère au sein de l’opinion africaine. Il y a tout ce qui a trait à ce que j’appelle dans le rapport la « conditionnalité migratoire », qui ne concerne pas d’ailleurs que la France, qui concerne l’Europe dans le sens où l’Europe a renforcé le contrôle de sa frontière Sud. Ce qui a abouti à faire de la Méditerranée une véritable fosse commune. Les choses pourraient s’arrêter là. Sauf qu’au fond, dans le cadre de cette politique, elle est parvenue à imposer aux États africains des pseudos conseils d’appui coercitif qui ont pour conséquence de rendre plus difficile encore la circulation des Africains à l’intérieur du continent. Et cela n’est pas acceptable. Tout comme il n’est pas acceptable de lier l’aide publique au développement à l’obligation de déporter les migrants africains. Donc, il y a là des motifs de très grande colère et de divergence qui demeurent.
Les divergences demeurent également en ce qui concerne la politique de restitution, parce qu’au fond, je dirais que la France en dépit de la volonté du président Macron ne dispose pas encore d’une véritable politique de restitution. Elle a mis en place une politique que j’appellerai de « dérogation ponctuelle et limitée ». Cela n’est pas suffisant. Donc, il y a un certain nombre de domaines comme cela où il y a des choses à faire.
Vos propositions sont-elles de nature à véritablement changer la relation entre la France et l’Afrique ?
Dans les propositions stratégiques qui ont été formulées, certaines visent effectivement à transcender ces divergences et à aller de l’avant, à construire de solides bases pour aller très loin. Évidemment, il ne faut pas être naïf non plus : il y a un contexte, il y a d’autres forces qui ne regardent peut-être pas nécessairement dans la même direction. Il y a des arbitrages à effectuer, mais dès le départ, moi, ce qui me tenait à cœur, c’était de faire ce travail de la façon la plus honnête possible et la plus lucide possible. Et je crois pouvoir dire au point où on en est, que cet objectif a été atteint.
Par : Pierre Firtion