C’est un univers de rafles au milieu de la nuit, de cagoules noires enfoncées sur la tête, d’êtres humains blessés dans leur âme et leur corps, enrôlés dans une mécanique de la peur et de l’auto-incrimination aux ressorts presque burlesques s’ils n’étaient tragiques.
Sayragul Sauytbay, 44 ans, directrice d’école du Xinjiang, d’ethnie kazakhe, cadre du Parti communiste chinois (PCC), fut pendant cinq mois chargée de « former » des détenus kazakhs et ouïgours d’un camp d’internement secret du district de Mongolküre (« Zhaosu » en chinois), à l’ouest du Xinjiang, non loin de la frontière du Kazakhstan, entre novembre 2017 et mars 2018.
Elle dit revivre ce cauchemar à épisodes réguliers : « Je dors encore très peu la nuit, trois ou quatre heures, je vois parfois en rêve les visages de ceux qui sont dans le camp, ils tendent leurs mains vers moi et je n’arrive jamais à les tirer de là », explique-t-elle au Monde lors d’un passage à Paris, le 10 mai, pour présenter la version française du livre qu’elle a coécrit avec la journaliste allemande Alexandra Cavelius (Condamnée à l’exil : Témoignage d’une rescapée de l’enfer des camps chinois. Editions Hugo Publishing, 19,95 euros).
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Médecin reconvertie dans l’éducation, Sayragul Sauytbay dirige cinq écoles maternelles à Mongolküre quand le contexte déjà très répressif du Xinjiang, où Pékin a déclaré la « guerre au terrorisme » en 2014 à la suite d’une vague d’attentats, s’aggrave un peu plus après la nomination d’un nouveau secrétaire du parti, Chen Quanguo, en août 2016. Elle est Kazakhe, la deuxième ethnie musulmane et turcophone (1,5 million de personnes) de la région « autonome », après les Ouïgours (11,5 millions). Sa famille a, depuis plusieurs années, le projet d’émigrer au Kazakhstan, mais seuls son mari, qui a quitté la fonction publique, et ses deux enfants, obtiennent un passeport et partent. Elle reste bloquée, en attente du sien – comme tous les fonctionnaires.
Ne jamais rien révéler
Un soir de novembre 2016, elle est convoquée avec 200 autres cadres kazakhs et ouïgours du parti à une grande réunion, où leur est présenté par des officiels hans (ethnie chinoise dominante) le projet de « déradicalisation » des « autochtones dont la tête est polluée par des idées nauséabondes et perfides ». Le moyen ? Des centres de « transformation par l’éducation », l’expression qui désigne en Chine la rééducation.
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Très vite, Sayragul doit accomplir toutes sortes de missions, comme contrôler les appartements des cent personnes qu’elle a sous sa responsabilité, en notant sur des formulaires les objets et livres religieux, et tout ce qui est lié à un pays étranger. Une autre fois, on lui ordonne d’identifier lesquels de ses employés ont un jour donné de l’argent pour construire une mosquée – une pratique courante dans les années 1990 et 2000. Elle ne le sait pas encore, mais toutes ces informations alimentent la base de données qui va justifier, plus tard, les internements.
Le Xinjiang est alors en pleine « sécurisation » : des checkpoints et des postes de police poussent partout, chacun participe jour et nuit à des exercices d’autodéfense face aux « terroristes ». Un soir de mars 2017, elle est cueillie chez elle par des policiers. Ils lui passent une cagoule noire sur la tête et l’emmènent pour un interrogatoire. On la cuisine sur son mari parti au Kazakhstan. La journée, elle retourne au travail, une épreuve qu’elle subit à intervalles réguliers pendant des mois.
Puis, en novembre 2017, les policiers lui donnent rendez-vous à minuit, au centre de Mongolküre : elle est de nouveau emmenée, cagoule sur la tête, vers une destination inconnue. A 3 heures du matin, un haut gradé lui annonce qu’elle se trouve dans un centre de rééducation, et qu’elle doit travailler comme « formatrice ». On lui fait signer une promesse de ne jamais rien révéler, sans quoi elle sera « condamnée à mort ».
Une petite cellule, ainsi qu’une tenue militaire, lui sont attribuées. Tout est contrôlé par des hommes en armes et treillis. Les officiers gradés « portent des cagoules noires à la manière de cambrioleurs… Même parmi les employés chinois, on devine la crainte qu’inspirent ces hommes armés, chaussés de grosses bottes militaires à lacets. Pour douze agents chinois, je compte un autochtone, mais toujours à un poste subalterne », décrit-elle.
« Les cadavres doivent disparaître »
Il y a des caméras partout. Quand, à 7 heures du matin, elle est menée dans sa classe, c’est le choc : flanquée de deux gardes armés, elle fait face à 56 « élèves », « yeux cernés de bleus, mains mutilées, taches sombres sur la peau, vêtements maculés de crasse et de sang ». Il y a des intellectuels, des cadres, des agriculteurs, 60 % d’hommes. Elle doit leur enseigner le chinois, expliquer les coutumes des hans, leurs mariages, leurs funérailles – c’en est surréaliste : « Ces visages tristes et blêmes sont tendus vers moi, crâne rasé, errant douloureusement entre la vie et la mort, et me voilà droite comme un piquet, leur apprenant à féliciter des jeunes mariés chinois… »
La totalité de ses cours sont étroitement contrôlés et validés par les gardes et ses supérieurs. Quand son visage trahit qu’elle a reconnu dans l’assemblée une connaissance, elle sera punie. Puis torturée pour avoir aidé une vieille femme kazakhe en détresse.
Régulièrement, elle et d’autres formateurs sont convoqués, tard le soir, pour lire des circulaires secrètes qui sont ensuite détruites. L’une d’elles spécifie que « les cadavres des prisonniers morts dans les camps doivent disparaître sans laisser de trace ». On lui fait aussi lire les extraits d’un plan en trois phases. La première, 2014-2025, indique qu’au Xinjiang, « auront lieu l’assimilation de ceux qui se montrent volontaires et l’élimination des autres » et que le plan décidé par Pékin a d’abord visé les territoires du sud ouïgour du Xinjiang en 2014, puis a été étendu à la moitié nord, plus kazakhe, à partir de 2016.
La deuxième phase, 2025-2035, prévoit une « prise de pouvoir progressive au Kirghizistan, au Kazakhstan et dans les pays voisins de la Chine grâce aux “nouvelles routes de la soie” et à des investissements massifs ». La troisième, 2035-2055, étend le « rêve chinois » à l’Europe. « Je devais apprendre ce plan, et le transmettre aux élèves dans un langage simple. Il parlait en détail des routes de la soie. Le but, c’était de leur faire comprendre que cela ne sert à rien de résister, que quoi qu’il arrive, la Chine va dominer le monde, qu’il est illusoire de défendre une identité kazakhe ou ouïgoure », nous explique-t-elle.
Arrêtée et brutalisée par la police kazakhe
Le camp, où elle estime le nombre de détenus à 2 500 – plus de la moitié kazakhs – est un théâtre grandiloquent et détraqué à la gloire d’une Chine toute-puissante, du PCC et de son numéro un, Xi Jinping, auquel il faut sans cesse professer son « amour » et souhaiter la « vie éternelle » – un trait concordant dans les récits de la demi-douzaine de rescapés auxquels Le Monde a eu accès depuis 2018.
L’événement qui a le plus traumatisé Sayragul Sauytbay, raconté en détail dans le livre, est le viol d’une jeune femme par des hommes encagoulés, dans une salle où sont menés environ 200 détenus et employés. Elle a une vingtaine d’années, doit confesser le « crime » d’avoir envoyé un SMS à une amie pour lui souhaiter une « fête religieuse » quelques années auparavant. Tous ceux qui, dans l’assemblée, s’indignent, crient, sont emmenés. Sayragul a compris qu’il s’agit d’un test : extirper ceux qui ne sont pas entièrement soumis.
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En mars 2018, le camp la renvoie soudainement à son travail. Quelques jours après, ses supérieurs lui demandent de démissionner. Les policiers la cueillent de nouveau chez elle et la préviennent que si elle ne trouve pas le moyen de faire revenir son mari, ce sera à son tour d’être rééduquée.
Dans le temps qu’il lui reste, Sayragul réussit à s’évader, guidée par un incroyable instinct de survie et le désir farouche de retrouver les siens au Kazakhstan. Elle obtient, moyennant un pot-de-vin, un laissez-passer pour la zone franche de Khorgos, entre le Xinjiang et le Kazakhstan. Puis passe en douce la frontière kazakhe. Elle rejoint les siens, mais est vite arrêtée et brutalisée par la police kazakhe.
Il s’en faut de peu pour qu’elle ne soit renvoyée directement en Chine, comme le prévoient les accords de police entre les deux pays. Emprisonnée et jugée à l’été 2018, elle livre alors un premier témoignage qui fait mouche dans ce pays autoritaire d’Asie centrale, où des centaines de citoyens n’ont plus de nouvelles de leurs proches de l’autre côté de la frontière, car il confirme de l’intérieur nombre des informations qui circulent sur les camps. En quelques mois, sous pression de l’opinion publique kazakhe et d’une ONG de réfugiés Kazakhs de Chine, Atazhurt, s’ouvre une brèche : plusieurs centaines de détenus ouïgours et kazakhs qui ont de la famille au Kazakhstan sont relâchés vers ce pays, où plusieurs d’entre eux révèlent les sévices qu’ils ont subis – avant qu’Astana ne change d’attitude en emprisonnant Serikjan Bilash, le fondateur d’Atazhurt, aujourd’hui exilé.
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Sayragul, son mari et ses deux enfants, sont harcelés et intimidés par de mystérieux hommes de main. Jusqu’à ce qu’ils quittent le Kazakhstan pour la Suède, qui leur offre l’asile politique en juin 2019. A travers ses contacts au Kazakhstan, l’ex-directrice d’école entend que les autorités chinoises s’efforcent désormais de donner le change au Xinjiang : « On apprend qu’il y a de nouveau des fêtes religieuses, des mariages, moins de sécurité. Certains camps sont reconvertis. Mais d’autres camps souterrains seraient construits, nous dit-elle. Je pense qu’ils préparent le Xinjiang à des visites de délégations étrangères. »